Nicole Bez, 62 ans, a mis un terme à sa carrière de médecin généraliste après trente-sept ans d’exercice. Elle raconte également le vertige de la retraite dans la série documentaire «Les Français», diffusée sur France 2.
« Quand j’ai dit à ma patiente qu’elle était la dernière, elle m’a prise dans ses bras. Il était 19 heures, la veille de Noël, et c’était la fin de trente-sept ans demédecine générale.
Trente-sept ans àsuivredes familles entières, dans le même quartier deLyon. Avoirdes petites fillesdeveniradolescentes, femmes, puis mères. Des grands échalas qui viennent m’embrasser en me disant que je les ai pesés et mesurés quand ils étaient nourrissons.
A voirbasculerun quartier populaire et ouvrier – celui des Etats-Unis, avec ses fresques murales et ses immeubles bâtis par Tony Garnier – dans la précarité, l’exclusion, le communautarisme. Trente-sept ans à mebattrepour les droits des femmes médecins.
«Trente-sept ans à suivre des familles entières, dans le même quartier de Lyon. À voir des petites filles devenir adolescentes, femmes, puis mères.»
Et voilà. Pour cette dernière journée avant la retraite, j’avais demandé à ma secrétaire de neprendreque les patients anciens, que je connais bien. J’ai fait mes cartons entre chaque rendez-vous. Les stéthoscopes, lesrevues, tout ce que j’ai accumulé pendant ma carrière, j’ai tout mis un peu en vrac dans une pièce chez moi. J’ai bien le temps de ranger ! A voir les réactions de mes patients, leurs témoignages d’affection, j’ai eu les larmes aux yeux plus d’une fois. Mais je ne regrette pas du tout. Je me suis toujours dit que je prendrais ma retraite dès que je le pourrais. C’est peut-être parce que j’ai vu ma mère s’yamusercomme une folle. Elle était institutrice, elle a puarrêterdetravaillerà 52 ans et immédiatement, elle a eu mille et une activités, elle s’est inscrite à desstagesdeskide fond, de piste… Je voulais moi aussiavoirun temps de vie pour moi, après toutes ces années passées à m’occuper des autres. J’en avais envie, et puis j’en avais décidé ainsi – c’est mon caractère, je suis une femme assez entière.
Ce que je souhaitais, c’était m’arrêter dès que j’aurais atteint l’âge et les trimestres : mes 62 ans, je les ai eus cette année. Je ne dis pas que cela a été facile, oh non ! Les trois derniers mois ont même été très durs. D’abord, j’ai fixé une date, le 23 décembre, juste avant les vacances, pour que ce ne soit pas trop brutal et que je n’aie pas l’impression que tout s’arrête du jour au lendemain. Puis j’ai commencé à l’annoncer à mes patients. Et là, ça a été terrible, chaque consultation était plus émouvante que la précédente. Des gens que j’ai suivis pendant des années me disaient que je ne pouvais pas leurfaireça, me demandaient de ne pas lesquitter. Certains d’entre eux m’ont apporté descadeaux, deslivres, des chocolats…
On ne se rend pas toujours compte de ce que représente le médecin defamille. Une fois, un grand gaillard est entré dans mon cabinet – moi, je ne me souvenais pas de lui – et s’est exclamé, en voyant unephotoque j’ai toujours eue, celle d’un manège :“Oh, ça me rappelle mon enfance ! J’adorais cette image !”A cette période-là, oui, il m’est arrivé de medemandersi j’avais pris la bonne décision. Mes sentiments étaient encore très mélangés quand on a sabré le champagne au cabinet, le dernier soir, avec mes collègues et ma famille. Mais le lendemain, à peine les cartons terminés, on est partis à la montagne avec mon fils et sa fille. Et j’y suis restée quinze jours de plus !
J’ai de grandes fiertés.Voirma fille devenir elle-même médecin généraliste etbénéficierde droits pour lesquels je me suis battue : un congé maternité indemnisé correctement, des indemnités journalières en cas degrossessepathologique. Il fautremontertrente ans en arrière pour comprendre : en 1981, j’étais enceinte de mon premier enfant. Je montais et descendais laborieusement, avec mon gros ventre, les étages des immeubles du quartier pour les visites, car il n’y avait pas d’ascenseur : c’était les premiers HLM, ils dataient des années 1920. J’ai travaillé quasiment jusqu’à la dernière minute – je n’avais pas le choix, il n’y avait pas de congé maternité –, et mon fils est né en avance. Du coup, lorsque ma fille a accouché sereinement, une boucle était bouclée pour moi.
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«C’est un métier qui peut vousbouffer, vous savez. On doit êtrecapable d’entendre ce qui n’est pas dit. Emotionnellement, c’est très lourd, il faut seprotéger.»
Il en va ainsi de toute ma vie, un drôle de mélange entre les sphères personnelle et professionnelle. Mais il me semble que c’est ce qui nous rend plus forts. Enfant, j’ai connu beaucoup de deuils – j’ai perdu mon père à 3 ans. Plus tard, j’ai fait l’expérience de la douleurphysique, de ladépendance, avec ma mère, et je crois que tout cela m’a encore rapprochée de mes patients. J’ai toujours été empathique – on ne se refait pas ! –, mais ces dernières années, j’ai vraiment eu l’impression deressentirce qu’ils traversaient.
C’est un métier qui peut vous bouffer, vous savez. On doit être capable d’entendre ce qui n’est pas dit. Emotionnellement, c’est très lourd, il faut se protéger. C’est ce que je disais à ma fille, certains soirs en rentrant :“Je serais mieux dans une agence de voyages !”Ce n’est pas vrai, bien sûr. Et cela ne l’a pas empêchée de suivre le même parcours que moi, et que son père, lui aussi médecin. Je suis heureuse qu’elle ait choisi de s’installer en libéral, malgré ses deux enfants en bas âge – moi qui me suis séparée du père de mes enfants très tôt, je connais les contraintes.
J’ai l’impression d’avoir transmis à mes enfants des valeurs essentielles. Aujourd’hui, je quitte mon cabinet – j’allaisdire“j’abandonne mon cabinet”, mais non ! je n’abandonne pas ! –, et j’ai besoin decontinuercetravailde transmission. Dans ce cabinet, ils sont huit désormais, dont celle qui me remplace, alors que nous avons commencé à deux. Nous avons construit tout cela sur des valeurs communes.
Il y a aussi mon combat syndical pour lamédecinegénérale, au sein de MG France, où j’ai passé toute ma carrière, et laformationcontinue, qui me permet de continuer àenseignerà mes pairs. Si un jour la médecine me manque, peut-être que j’irai l’exercer dans un planning familial : cela me fait tellement mal de voir des adolescentesrefuserla pilule,méconnaîtrele préservatif. Mais pour le moment, mon programme, c’est jacuzzi au club de gym, congrès syndical, tournois de belote coinchée et baby-sitting de petits-enfants. Et ça me va très bien. »